Bogotá, entre chaos et douceur

Par où commencer ? Moi-même, je ne le sais pas. Par dire que je repoussais quotidiennement le moment où je m’assiérai pour enfin prendre le temps d’exprimer toutes les choses qui doivent être dite, sans quoi l’évolution de mes pensées rendrait ce moment caduc. En effet, j’ai été intensément accompagné au cours de mon séjour bogotano, ce qui m’a permis de retrouver des sensations quelques peu égarées. De la première, lorsqu’en sortant de l’aéroport d’El Dorado, mes narines furent instantanément envahit par l’odeur de la ville, un parfum  de gazole renfermé, jusqu’à celle de pouvoir serrer dans mes bras des êtres chers. Ce séjour dans la capitale ouvrait les portes à plusieurs questions et à quelques doutes. Pour autant, le sentiment premier a été celui de se sentir entouré par des personnes qui par leur seule présence expriment tout ce qu’il peut y avoir de plus chaleureux. J’ai retrouvé un autre chez moi avec un caractère que je n’aurais pas soupçonné aussi naturel. Des nouveaux sont venus agrandir une famille qui a perdu sa doyenne il y a deux ans. Moi qui logeais toujours chez ma grand-mère, j’avais du mal à imaginer un séjour en Colombie sans sa présence, sans partager le jus de fruit matinal, notre chocolat chaud du soir et tout ce qui est induit par elle. Pourtant la vie suit son court, ici également, et je retrouve alors certains réflexes oubliés, des lieux qui s’étaient endormis au fond de ma mémoire, des sons qui se réveillent à nouveaux et cette langue qui représente pour moi toute mon enfance.

Mon séjour à Bogota aura duré deux mois et demi. Mais pour revenons un peu en arrière pour rappeler que j’ai laissé derrière moi de belles images, de belles rencontres et vraisemblablement une étape importante de ma courte vie. Ces derniers moments parisiens furent composés d’une densité d’évènements que j’ai rarement connue au point de me dire que je me reposerai réellement un fois dans l’avion. Peine perdu, l’oiseau métallique me donnait encore plus de perspectives, et une rencontre étonnante et distrayante m’ôta tout le sommeil que le corps me réclamait. Je passai alors une partie du voyage à la queue de l’appareil à siroter des sodas avec un comptable Colombien vivant en France, autodidacte, parlant cinq langues dont la plus fascinante est le breton. Je me retrouvai à écouter les innombrables anecdotes du quinquagénaire, dont la grande majorité eurent comme théâtre des villages bretons que je n’ai fait que traverser à coup de pédale. Ce fut une belle entrée en matière.

Le second jour après mon arrivée se convertissait en la veille d’un évènement que je n’aurais pas pu rater. Ma cousine Angela – ou plutôt une de mes nombreuses – se mariait avec une personne qui, si je fais abstraction des ragots familiaux qui traversent l’atlantique plus vite mon trajet en avion, m’était totalement inconnue. En effet, je m’étais fixé, il y a environ un an, que la date de leur mariage serait alors l’élément déclencheur de mon voyage.

Cet inconnu et sa famille m’ont depuis invité dans leur maison de campagne ou plutôt leur ferme, puisque j’ai recensé treize poules,  deux coqs, trois dindons, quatorze canards, trois lapins et deux chèvres. Quelques jours très agréables où le mot d’ordre était « chacun à son rythme ». Ma cousine a décidément eu l’œil sur un homme, certes de petite taille, mais d’une énergie et d’une générosité débordantes. Membre du groupe de rock dont Angela a été la chanteuse, il réussit à épanouir une femme qui mérite tout ce qui lui arrive. J’en suis heureux.

Il me serait difficile de passer sous silence le traitement si attentionné de Sara et de Glenn, un couple que j’ai souvent eu l’occasion de voir à Paris, car amis de longue date de ma mère. Glenn est Irlandais, barbe et cheveux d’un blond tirant vers le blanc. La force de son accent britannique laisserait penser qu’il est en plein processus d’acclimatation, or cet intellectuel mélomane est un ancien professeur d’anglais vivant à Bogotá depuis 1981. Je me rappelle alors mon adolescence quand Sara était de visite à Paris, je l’emmenais promener à travers les différents quartiers de ma ville avec une certaine fierté sans soupçonner qu’elle la connaissait déjà. Peu importe, ce que je lui montrais, c’était ce que je voyais et c’était ce que je voulais que les gens de passage connaissent de Paris. De fait, ici, mes hôtes me gardent une place toute particulière. J’ai pu profiter à plusieurs reprises d’une invitation à durée indéterminée dans leur maison de campagne à Choachi. Situé au cœur  de la vallée du Rio Blanco à seulement une heure de Bogotá, cette région paisible enchante par son climat plus chaud que le plateau bogotano. Le débit du fleuve s’installe en toile de fond comme un bruit constant au dessus duquel vient s’ajouter la nuit tombée le concert de la faune locale. Je me suis senti naturellement chez moi dans ce petit bout de terre, où orangers, manguiers, citronniers me permettent de composer le jus dont j’ai envie au réveil. El Profe, comme Glenn est appelé par les gens du coin, est connu de tous dans la vallée. C’est avec un grand plaisir qu’il m’a fait connaitre les différents villages de la région en marchant de longues heures. Le climat est très capricieux, il peut changer radicalement le temps d’une respiration, ce qui a pu influer sur mon humeur et redonner espoir lorsque le soleil réapparait après une averse insistante. Ces quelques sorties sont une petite bulle dans la vie bogotana, et offrent surtout des moments calmes qui sont presque inexistants au cœur de la capitale. Entretemps, Glenn et Sara sont partis pour un mois au Portugal. Aucune motion dans l’invitation ne stipule que leur présence est une condition sine qua none pour que je puisse séjourner à Choachi. J’ai donc fait partager cette maison et tout son charme à famille et amis. L’invité que je fus a aussitôt endossé le rôle d’hôte. Le chien Tintin trouva vite le remplaçant de son maitre titulaire pendant que le perroquet Lucas venait également réclamer son déjeuner. Quant aux intérêts de la région, je n’ai fait que retenir les chemins empruntés et réitéré les habitudes de Glenn. Le temps nous a suffisamment ménagé pour allumer un feu à la tombée de la nuit. Choachi est pour moi un petit bout de paradis.

Parmi les protagonistes de cette escapade, il y eu Mustafa. Un ami Colombo Egyptien rencontré à Paris, il y a quelques années maintenant, et que j’ai eu beaucoup de plaisir à revoir. Il y eu également les jumelles Las Rojas. Présentées quelques jours auparavant grâce justement à Sara et Glenn, ces deux sœurs sont revenues en Colombie peu avant moi après quelques années d’études à l’étranger. Natali y Juanita sont devenues en quelques semaines des amies que j’ai eu du mal à quitter. Ma cousine Clemencia est également une personne qui m’a beaucoup surpris. A 28 ans, elle baigne toujours dans le milieu étudiant, ce qui me rappelle de récents et beaux souvenirs.

Un sentiment similaire, mais plus fort et plein de nostalgie, m’a envahi lorsque j’ai pu assister à une conférence de deux jours réunissant des géographes latino-américains à l’Université des Andes de Bogotá. Des soutenances et autres présentations, sur autant de thèmes que cette science pluridisciplinaire offre, ont dicté mon agenda. Plusieurs sujets concernant le territoire colombien ont permis de mettre en relief des éléments que je ne soupçonnais pas dans le diagnostic du conflit interne. Introduit parmi les auditeurs de la conférence grâce à un universitaire, oncle de mon compère Mathias, je ne connaissais alors personne à l’entame de l’évènement. Les échanges se sont multipliés au fil des présentations, puis le lendemain soir, nous avons terminé dans une soirée improvisée par une des doctorantes qui avait exposé dans l’après-midi avec sarcasme et provocation autour de la promotion gouvernemental sur le tourisme en Colombie. Les étudiants géographes du monde se ressemblent décidément beaucoup. L’Aguardiente, las cumbias, los joropos et autres salsas ont fait le reste…

Le mois de juin fut également marqué par l’évènement sportif le plus populaire de l’année, le Mondial de football. Si un match est comme un spectacle, qui nous réserve maintes surprises, j’ai pu alors partager plusieurs séances chez Marta et Julio Roberto avec qui l’accord tacite de se revoir lors de la rencontre suivante est devenu la règle. Le déjeuner qui suivait le match et la descente à Oma pour le café ont fait naitre comme une tradition autour du Mondial. Un jour, faisant suite au rituel, je me rendis à la bibliothèque nationale pour voir un documentaire du réalisateur haïtien Arnold Antonin. Inconnu jusqu’alors. J’avais rendez-vous avec Natali, une des jumelles. Plusieurs films entraient en compétition lors de ce festival de court métrage El Espejo de Bogotá qui, pour sa douzième édition, recevait comme pays  invité Haïti. Natali s’était d’ailleurs occupé d’aller chercher le réalisateur l’aéroport quelques jours auparavant. Le débat suivant le premier film ne dura pas très longtemps, l’auditoire n’était pas à la hauteur des espérances. En remontant vers la sortie, Natali me présenta naturellement Arnold Antonin. Le réalisateur qui avait mentionné durant le débat son expérience en tant qu’enseignant à l’Université de Port au Prince,  m’a aussitôt fait penser à Jean Marie Théodat, enseignant haïtien géographe de la Sorbonne dont j’ai pu suivre de nombreux cours et stages durant mes années étudiantes. Je lui ai instinctivement posé la question à laquelle j´étais presque sur qu´il me répondrait par l’affirmative. Ce fut le cas. Ce réalisateur haïtien, accueilli à Bogotá par une amie colombienne rencontrée quelques semaines auparavant, est un professionnel qui travaille régulièrement avec mon ancien prof de fac. Deux jours plus tard, alors que je revenais d’une escapade avec mon oncle, j’assistai à la clôture du festival au théâtre Elicier Gaitán de Bogotá. Salle comble, le dernier documentaire (Chronique d´une catastrophe annoncée) d’Antonin, filmé quelques heures après le désastreux tremblement de terre de janvier dernier, était projeté. Des images dures se mélangent alors avec espoir, poésie et sensualité. Une fête suivant l’évènement allait réunir les différents protagonistes du festival et autres curieux. Le petit tour que nous avions entamé se convertit en une soirée sans fin. Quelques bières surent parfaitement accompagner mes échanges avec Arnold Antonin qui, avec un naturel et une simplicité très agréables, me rappela des sujets déjà abordés avec mon ancien prof de géographie. S’ensuivirent des rythmes afro du pacifique colombien et des musiciens qui se multipliaient au fil des heures pour faire suer beaucoup de monde sans la moindre coupure.    

Ce séjour à Bogotá était une occasion importante pour mesurer les opportunités professionnelles. De fait, mes contacts préalables avec l’Alliance Française se sont avérés complètement stériles. Soit, ce scénario était prévisible. Un entretien avec une géographe environnementaliste indépendante travaillant en étroite collaboration avec l’Institut de Géographie Agustin Codazzi m’a permis d’évaluer mes compétences aux yeux d’une professionnelle colombienne. Ce n’est pas d’envie dont elle a manquée, mais d’une demande qui en ce moment n’est pas au mieux. De plus, en pleine élections législatives et présidentielles, les contrats avec les organismes publics sont gelés. J’ai pu mesurer également à quel point les contrats passés avec les municipalités et autres entités étatiques s’obtiennent par de nombreux arrangements. Ce qui ne favorise pas la stabilité des ingénieurs intègres comme cette personne avec qui l’entretien fut correct et sincère. Je m’organisais alors pour trouver des élèves à qui donner des cours de soutien de français en déposant mes annonces au lycées français et suisse ainsi qu’a l’université nationale. Il ne fallu pas chercher si loin car l’élève recherché ne se trouvait pas plus haut que deux étages au dessus ma tête. La voisine, gérante d’entreprise, fille d’une amie de ma tante, était entêtée à vouloir apprendre le français et à connaitre Paris.  Je ne pouvais pas mieux tomber d’autant que je m’épargnais les frais et le temps de transport, ce qui à Bogotá est un gain en or. Etant donné que mon élève était une pure débutante, il m’a fallu préparer une méthode pédagogique adaptée, totalement différente de celle d’un cours de soutien qui se base sur des cours existants. J’ai beaucoup appris dans cet exercice et l’argent de poche n’était pas de trop.

Ces lignes ne peuvent en aucun cas résumer la totalité des évènements qui ont marqué ma vie dans la capitale colombienne. Mais il ne faudrait pas oublier un élément essentiel. Un point capital pour les étapes qui vont succéder ce séjour en Colombie. Un point que je n’avais pas encore défini il y a quelques mois, mais qui me traversait l’esprit avec récurrence. C’est autour des rives du Bosphore que les doutes ont laissé place à un projet plus concret. Début février, je me rendis à Istanbul pour retrouver deux amis (Karim et Hubert) qui avait enfourché leur vélo à Pékin dans le but d’arriver à Paris un an plus tard. Il ne leur manquait alors qu’un mois de route. Au delà des retrouvailles, il y eu le partage d’un petit bout voyage de ce fabuleux trajet qu’ils ont conclu peu après. Voyant la profonde félicité de mon ami, écoutant avec une attention rêveuse ses commentaires sur le mode de voyage en cyclotouriste, je ne pouvais pas recevoir meilleur pub pour ce mode de transport. Si mon voyage allait se faire seul, il ne se ferait pas sans un vélo. Parce que celui-ci me propose d’aller au rythme adéquat pour pouvoir rencontrer un lieu, le lire, l’observer et l’apprécier. Parce qu’il me permet de sentir mon corps qui me porte vers des pays tant imaginés, et parce qu’il est le seul à pouvoir me guider la où mes sens m’invitent à aller. La recherche de mon vélo est devenue une priorité pendant que le Mondial africain devenait de plus en plus excitant. Il a été monté pièce par pièce. Je n’ai plus eu qu’à l’habiller d’un porte bagage et des mallettes importés en personne de France. J’ai commencé à effectuer de nombreux déplacements dans la ville et à naviguer au milieu de sa circulation chaotique. Apprendre à ajuster son comportement et sa présence dans une lutte incessante pour l’espace, apprendre à trouver sa place. Il me fallait apprivoiser cette bête en aluminium qui devra faire corps avec moi pour un projet si précieux. Ma famille, pour autant le considère-t-elle comme précieux, elle le voit également d’un œil apeuré. Le décalage de perception d’une même réalité ne tarda pas à se manifester. En exagérant à peine, mes tantes et mes cousines étaient prêtes à se cotiser pour me payer un billet d’avion pour Buenos Aires, ce qui me faisait tendrement, et un peu tristement, sourire. Les relances régulières sur la sécurité des routes et le danger au milieu d’un pays si violent ne rassuraient pas. Le journal télévisé apportant de l’eau à très haut débit à un moulin qui ne militait pas en ma faveur. Je me suis posé la question de savoir si cette idée était réellement déraisonnée. C’est alors que d’autres échanges avec des amis retrouvés m’ont fait entendre un tout autre son de cloche. Je me senti rassuré de partager ma philosophie avec des personnes qui naturellement ont déjà voyagé dans le pays.  Néanmoins, il ne s’agissait pas pour moi d’une épreuve de force, et méconnaissant personnellement la réalité du territoire, je n’ai pas voulu insister dans une différence de point de vue entre une vision étrangère, peut être naïve mais censée, et une vision locale, quelque peu conditionnée par les puissants refrains des medias. La diplomatie familiale coupa la poire en deux. Le vélo sera envoyé à Pasto dans le sud du pays. Que les autres pays andins soient plus surs, j’en doute, que les chauffeurs de bus aient plus d’estime et plus de respect pour le cycliste, j’en doute également, mais tant que les actualités voisines se font discrètes, je saurai ma famille moins angoissée.

Le samedi 10 juillet, veille de mon départ, j’organisai chez ma tante Helena, un déjeuner réunissant famille et amis. Ma tante qui cuisine des délices, et chez qui j’ai pris l’habitude de déjeuner le dimanche, a comme toujours pris un grand plaisir à recevoir et à nourrir ce beau monde. De mon côté, je sentais que cette réunion et son contexte se répétaient après celles de Biarritz et de Paris. Chacune avec une saveur particulière. Je me senti une fois de plus entouré par ma famille dont j’ai pu profiter comme jamais. Le temps est très important pour savoir l’apprécier, surtout quand elle est si loin, et qu’il est si compliqué pour la majorité de ces êtres chers de venir me visiter en France.

Pendant que chacun se servait à sa guise, que les voix infantiles et les pleurs s’interposaient entre les récits et autres discussions d’adultes, mes oncles se régalaient devant la petite finale. Je n’aurai jeté que de brefs coups d’œil à Uruguay Vs Allemagne, un beau match m’a-t-on dit, mais ce jour là,  l’essentiel était un peu partout dans la maison et dans un étrange mélange d’émotions.

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